La musique conçue pour le livret de Patrick Hahn insiste particulièrement sur le jeu démultiplicateur de trois personnages en adoptant une forme de schizophrénie.
Nombreuses sont les langues rencontrées dans
Limbus-Limbo : le suédois et le latin pour Carl, le latin et l'italien pour Bruno, l'italien de Dante pour Tina, mais aussi l'anglais, et l'allemand, langue infernale que l'on entend à la troisième scène et qui devient la langue commune lors de l'hécatombe finale. Ce « babélisme » trouve une équivalence dans plusieurs solutions musicales hétéroclites adoptées par le compositeur.
Par exemple, à chacun des trois acteurs est attribué un double vocal : une femme et deux hommes forment un contrepoint avec les trois chanteurs, et leur coupent parfois la parole ou la déclinent dans une autre langue. Chaque personnage a également un instrument soliste attitré : Carl est accompagné par le cymbalum, Bruno par le cor, et Tina par la flûte à bec (dans toutes ses déclinaisons, de la plus aiguë du prologue à la plus grave de l'épilogue).
L'absence de directionnalité et la suspension du temps propre à la situation limbique qui encadre le propos viennent corroder peu à peu le langage musical du compositeur, « pur » et sans références au début de l'opéra. Peu à peu, ce langage devient allusif et accumule les références à d'autres mondes musicaux, du passé à la contemporanéité. Ce jeu est souligné par l'électronique, qui a, entre autres, le rôle de créer des infiltrations, ou des irruptions d'autres réalités musicales (ou d'autres paysages sonores) externes au contexte de la pièce. Comme si les musiques qui nous entourent réclamaient leur présence sonore et venaient casser la fiction du jeu théâtral.
Nous assistons ainsi à une multiplication progressive de stratégies de diversification stylistique, atteignant leur comble pendant la cinquième scène - au paradis - qui est presque entièrement traitée en artefact : ce paradis est tourné en dérision par la présence allusive d'une valse, d'une chanson de
musical qui n'est pas une citation mais un « faux » de l'auteur, puis par la réécriture parodique d'un rondeau d'Offenbach, incessamment soumis à des modulations incohérentes et farci d'une deuxième partie vocale (apocryphe), confiée au contre-ténor.
Dans les deux intermèdes dansés (qui arrêtent l'action entre la troisième et la quatrième scène, et entre la sixième et la septième), il s'agit de réaliser une anamorphose musicale à partir de Gluck (premier intermède) et tendant à Purcell (deuxième intermède). Les sources originales des deux compositeurs sont la base d'une transformation graduelle dans le temps, qui permet dans le premier cas de faire évoluer Gluck (Orfée et Euridice) vers du pseudo-Feldman, et dans le deuxième cas d'atteindre la musique de Purcell (King Arthur) après avoir démarré le discours de manière pseudo-lachenmanienne. Encore plus bizarrement, lors de ces deux transformations nous traversons une situation free-jazz. Le même processus gère le limbo de la septième scène, qui est une véritable musique pour la danse du limbo, retranscrite à partir d'un enregistrement de la Bamboushay Steel Band. Elle est aussi présentée en anamorphose, à partir de la fin de l'air de Purcell, puis distordue progressivement jusqu'au paroxysme rythmique et harmonique de la fin.
Souvent, des éléments rythmiques, stylistiques, ou harmoniques tirés d'ailleurs (d'un rythme de reggae, du
sprechgesang, du slam, d'un air de rage, d'une
Sterbearie, d'une fugue et de bien d'autres) viennent s'incruster dans les parties en langage « contemporain », qui sont en vérité majoritaires dans l'opéra. Ces « interférences » sont comme des parasites, des rouillures, des rayures, des ratures, elles laissent des traces d'impureté, des blessures, des tâches indélébiles, des cicatrices...
Il ne s'agit pas d'un exercice de style, bien qu'il faille exercer un certain métier pour retravailler la musique d'autrui et jouer entre l'illusion du vrai et du faux, d'un vrai faux et d'un faux-vrai. Il s'agit plutôt d'une prise de conscience progressive de la réalité qui nous entoure, nous, les artistes, imperméabilisés dans un lieu protecteur à l'image des limbes : une tour d'ivoire dans laquelle nous nous sentons bien et nous essayons de développer un langage pur et personnel. Les différents genres, cultures et modes de consommation actuel(le)s témoignent de la complexité de cette réalité. L'abolition des limbes signifie ainsi la fin de cette protection, et la confrontation directe avec une réalité bien plus hétéroclite, qui réclame sa force et sa présence, qui ne peut plus être maîtrisée par des stratégies d'exclusion imperméabilisantes. Cette réalité devient l'écran (non plus transparent, ni toile blanche) sur lequel chaque compositeur projette les ombres et les images d'un langage supposé pur et personnel, et qui doivent forcément cohabiter avec d'autres images projetées sur le même écran, constituant l'écran même qui perturbe constamment nos actions.
S.G. 10.11.12