Stefano GERVASONI : "Lilolela" - Vagabonderia severa per ventitré musicisti (1994)
Texte de presentation de Pierre Michel (1995)
Commande de l'IRCAM pour l'Ensemble Intercontemporain
Dédié à Helmut Lachenmann
Effectif : 23 musiciens
Durée : 17 minutes
Editeur : Ricordi (Milan)
Titres des différentes parties :
1/
Vino cattivo (alla marcia)
2/
Per via (scherzino)
3/
Un dialogo laborioso
4/
Rincorsa (courante a due orchestre)
5/
Nube
6/
Fate presto ! (Märchenbild V)
7/
Di questo passo
Cette nouvelle pièce confirme l'intérêt prononcé de Stefano Gervasoni pour la matière instrumentale des ensembles de moyenne importance. Plusieurs oeuvres des années précédentes comme
Su un Arco di Bianco de 1991 ou
Dal Belvedere di Non Ritorno de 1993 ont mis en évidence un véritable tempérament d'instrumentateur - au sens presque berliozien du terme - à travers un raffinement et une souplesse de l'écriture que l'on retrouve ici dans un univers particulièrement empreint d'images poétiques, littéraires ou simplement extra-musicales.
Le terme "Lilolela" désigne la partie finale (refrain) de certains chants polyphoniques italiens du genre de la "Villota" ou de la "Frottola" (XVIème siècle) où sont chantées des suites de syllabes qui peuvent avoir un sens (comme "la sol fa re mi" suggérant "lascia fare a me", voir la célèbre messe de Josquin Desprez portant ce titre) ou non ("lallallarillollela, lallallarillolà" ; "tandandàridondela"). Ce jeu de sonorités syllabiques est évoqué ici au second degré, les syllabes devenant chez Gervasoni le matériau musical lui-même. L'oeuvre se singularise en effet par l'individualisation de ses sept parties du point de vue de leurs caractéristiques sonores, même les plus saillantes. L'idée centrale, qui oriente différents niveaux de la pensée musicale (timbres, disposition des instruments sur scène, "rotation" du matériau d'une partie à l'autre ainsi qu'à l'intérieur de chaque partie) et forme le véritable état d'esprit de la pièce, réside dans son sous-titre. Si le mot "Vagabonderia" est inusité dans la langue italienne, Stefano Gervasoni l'a choisi intentionnellement pour son potentiel imaginatif qui symbolise au mieux l'aspect utopiste et créatif de l'idée de voyage errant, telle qu'elle apparaît chez le philosophe italien Umberto Galimberti :
"Livré au nomadisme, l'homme va désormais sans dessein : il n'est plus à la quête d'un foyer, d'une patrie, de l'amour, de la vérité, du salut. Ces mots mêmes se sont faits nomades. Ils ont cessé d'être l'objet de l'intention ou de l'action humaine pour devenir les dons d'un paysage qui a fait de l'homme un être errant, sans but ; le but c'est le paysage même. Il suffit de le percevoir, de le sentir et de l'accueillir dans l'absence dépaysante de son espace infini."
[1]
Le titre
Lilolela prend ainsi une autre signification pour le compositeur : il devient également le "fredonnement du promeneur, du poète nomade", les "mots du sens perdu, les mots en quête de sens".
Ecrivant cette "Vagabonderia severa" pour vingt-trois musiciens (6 bois, 5 cuivres, 3 percussions, piano, harpe et 7 instruments à cordes), le compositeur tire profit des multiples possibilités de timbre - on retrouve par exemple comme dans
Dal Belvedere di Non Ritorno un certain nombre de percussions aux fonctions mélodiques ou harmoniques : crotales, cloches tube, cloches à vache, claviers. Mais ce "jeu de sonorités" s'élève aussi à un plan supérieur, celui de l'espace : les familles instrumentales (cordes, vents, percussions) sont mélangées et réparties sur scène en plusieurs groupes autour du premier percussionniste, d'où diverses mixtures et divers angles d'écoute parfois très nets, telle l'opposition gauche/droite dans la quatrième pièce.
Lilolela déploie néanmoins beaucoup d'autres dimensions musicales, et l'on remarque aisément à l'audition un travail sur l'"
identique toujours différent", une sorte de répartition homogène et parfois répétitive (certains diraient "symétrique"...) des caractères expressifs et des types d'écriture dans la grande forme. Les échelles musicales employées - une gamme de sol majeur en rotation sur elle-même, donnant naissance à des "gammes satellites" aux intervalles caractéristiques déplacés - connotent le matériau de façon décisive, créant une sorte de gravitation autour de la note "sol" (dont le récent
Concerto pour alto était déjà imprégné...) qui est toutefois investie constamment par la subtilité du traitement du timbre. Le fondement de cette façon d'écrire ne se situe pourtant pas du côté d'une certaine "pureté" de la musique, malgré l'emploi ponctuel d'éléments traditionnels eux aussi très connotés comme le scherzo et ses trios, les formes de danse (air de marche, courante), l'écriture canonique... L'inspiration est autre, "errante", mystérieuse, suggérée par cet extrait de la citation de René Daumal placée en exergue de la partition :
"... nous savons fort bien que sous l'aspect sensible du son se cache une essence silencieuse. C'est d'elle, de ce point critique où le germe du sensible n'a pas encore choisi d'être son ou lumière ou autre chose, de cet arrière-plan de la nature où qui voit voit le son, où qui entend entend les soleils, c'est de cette essence même que le son tire sa puissance et sa vertu ordonnatrice."
[2]
[1] Umberto Galimberti,
Parole nomadi, Milan, 1994, traduction française : Claire Pedotti.
[2] René Daumal,
La Grande Beuverie, 1938. Signalons aussi que Stefano Gervasoni a reproduit au début des différentes parties de sa partition des citations (brèves) de Tao-Tö King, Franco Fortini, Angelus Silesius, Héraclite, Clément Marot et Robert Walser, écrivains qui ont en commun, selon le compositeur, l'expérience poétique de la parole nomade.