En 2002, j’ai écrit une pièce pour percussion solo,
Anadromous Coda, dédiée à Christian Dierstein, lequel l’a créée le 23 janvier 2003 dans le cadre du Festival Ultraschall à Berlin.
Le choix et les modes d’utilisation des instruments de percussion employés dans cette œuvre (des instruments extra-européens, pour la plupart) m’ont conduit à l’idée de composer comme s’il s’agissait de la fin d’un morceau dont le développement serait seulement imaginé: une coda prenant forme et se constituant à partir d’une pièce qui n’existe pas, sinon dans l’imagination du compositeur. Au même titre que la deuxième partie du cycle anadromique du saumon (
Oncorhychus Anadromes): au terme de leur croissance, les saumons retournent en groupe dans leur rivière natale pour se reproduire et mourir, perpétuant ainsi le cycle de la vie.
Cette idée d’un mouvement «allant en remontant», qui procède donc à contre-courant (mais non pas en rétrograde comme dans le contrepoint), se traduit musicalement dans la tentative de raviver le son pendant sa phase d’inéluctable extinction (jusqu’au point où cette phase acquiert plus d’importance que celle de l’attaque du son et de ses instants premiers). Le défi pour le compositeur devient celui de trouver les moyens de faire croître un son (ou la perception d’un son) alors qu’il est déjà en train de disparaître (ou qu’il semble ne plus avoir d’appui sensible pour la perception): le ressusciter en quelque sorte (ou réactiver sa perception) par des moyens différents de ceux de sa production.
À l’initiative de François Volpé, Contrechamps m’a commandé une nouvelle version de cette pièce, plus étoffée instrumentalement. Dans
Epicadenza, j’ai remanié la partie soliste et ajouté deux trios (à vents et à cordes) placés de chaque côté de la percussion solo, ainsi qu’un cymbalum qui agit comme un contre-soliste (ou un soliste en négatif), placé au fond de la scène et caché par les instruments de percussion installés sur le devant de la scène.
Le mouvement anadromique qui harmonise les contraires trouve ici une autre déclinaison. À la dimension horizontale du flux et du reflux d’
Anadromous Coda s’ajoute celle, verticale, de la chute arrêtée et transformée en vol, ou du rebond qui surgit du saut de haut en bas (epi-, du grec, signifiant «sur», «dessus», «superposé», «de nouveau», et
cadenza, du latin
cadere, «chuter» et «amener une conclusion»).
Les instruments qui accompagnent la percussion dessinent peut-être la pièce imaginée dont
Anadromous Coda était la coda et que la percussion parcourt maintenant à rebours. Ils interviennent en particulier dans le traitement des résonances de la percussion, favorisant et amplifiant discrètement ces phénomènes de ravivage, de relance, de résurgence du son qui s’éteint naturellement dans l’espace et qui sont à la base de l’écriture d’
Anadromous Coda: jusqu’à un point extrême où l’on peut donner tellement de vie à la fin d’une infime résonance et d’y dériver, d’y faire croître une structure harmonique évoluant dans le temps.
Le cycle anadromique combiné au mouvement «épicadençant» fonde la forme de cette pièce. Divisée grosso modo en trois parties,
Epicadenza met en jeu le duo de la percussion et du cymbalum dans la première et la troisième (combinant les registres opposés et renversés lors de la reprise de la troisième partie), tandis que dans la deuxième partie le rôle du cymbalum ne fait que ponctuer et souligner la percussion; les deux trios accompagnent le soliste et le contre-soliste en se divisant et en s’échangeant les rôles dans la première et la troisième parties, et en les partageant dans la deuxième. Dans la première partie, c’est le trio à cordes (alto, violoncelle et contrebasse) qui conduit le récit et interrompt le mouvement de la percussion (et du cymbalum), le trio à vents (flûte, clarinette et cor) se limitant au travail de ponctuation déjà esquissé pour le cymbalum dans la deuxième partie; dans la troisième partie, c’est au tour du trio à vents d’assumer le récit et au trio à cordes de le ponctuer. C’est seulement dans la partie centrale que les six instruments ont un rôle égal, contribuant au développement d’une texture silencieusement ascendante qui avait pris ses origines dans les sursauts homorythmiques des cordes de la première partie, repris et développés vers l’aigu par les vents dans la troisième, au point où les cordes les avaient laissés.
Stefano Gervasoni, 7.11.04