TROIS LEÇONS DES TÉNÈBRES
José Ángel Valente
(1980)
Le Saint, béni soit-il, réside dans les lettres.
DOV BAER DE MEZERITZ
PREMIÈRE LEÇON
א (ALEF)
Au point où commence la respiration : où l'aleph
oblique tel un éclair intact pénètre le sang : Adam,
Adam oh ! Jérusalem.
ב (BET)
Maison, lieu, chambre, demeure : ainsi commence
l'obscure narration des temps : pour que quelque chose
puisse durer, fulgurer, être présence : maison, lieu,
chambre, mémoire : le concave se fait main et centre
l'étendue : sur les eaux : viens sur les eaux : donne-leur
nom : pour que ce qui n'existe pas existe, se fixe et soit
existence, séjour, corps : le souffle féconde l'humus : les
formes s'éveillent comme d'elles-mêmes : je reconnais
à tâtons ma demeure.
ג (GUIMEL)
Le mouvement : exil : retour infini : vertige : le
mouvement lui seul est la quiétude.
ד (DALET)
J'ai tressé l'obscure guirlande des lettres : j'ai fait
une porte : pour pouvoir fermer et ouvrir, comme
pupille ou paupière, les mondes.
ה (HE)
La palpitation d'un poisson dans la boue précède la
vie : branchie, poumon, bulle, bourgeon : ce qui palpite
a un rythme et advient par le rythme : reçoit et donne
la vie : le souffle : dans l'obscur le centre est humide et
de feu : mère, matrice, matière : stabat matrix : la pal-
pitation d'un poisson précède la vie : avec toi je suis
descendu à la source du respir : au fond de ma bouche
j'ai bu ton haleine : je n'ai pas bu le visible.
DEUXIÈME LEÇON
ו (VAV)
Force : tombée sur elle-même : sur elle-même consu-
mée : une fois, une fois encore, elle revenait en quête de
son nom : mais elle était sans nom : réponse que nul
n'interrogeait : elle cherchait fissures, sillons : la péné-
tration : elle parcourait affamée des surfaces : le linéaire,
le lisse : elle ne se connaissait pas : elle ne savait rien ou
ne savait d'elle que cette sensation d'être elle-même
force aveugle : elle fut clarté dans le concave : poussa
dans l'humide : pénétra les bouches de la terre : mou-
rut : fut conçue : du mourir au non-mourir : par-dessus
la mort : le germe.
ז (ZAIN)
Il avait maintenant devant lui le possible ouvert au
possible et le possible : et pour ne pas mourir de mort
il avait devant lui-même l'éveil : un dieu entra en repos
le septième jour : tu revêtis ton armure : seigneur de
néant, ni le dieu ni toi : ta propre création c'est ta
parole : celle qu'encore tu n'as pas dite : celle que
peut-être tu ne saurais dire, car c'est elle qui doit te
dire : celle qui attend nuptiale comme le serpent dans
l'humidité secrète de la pierre : il n'y a mémoire ni
temps : et la fidélité est comme un oiseau qui vole vers
un autre ciel : ne reviens jamais : un dieu entra en
repos : l'air se déployait en maints oiseaux : en miroirs
de miroirs le matin : en une seule larme l'adieu : tu
t'en fus comme la fumée qui inlassable éparpille ses
multiples visages : tu n'adoreras pas d'idoles : seigneur
de néant : au seuil de l'air : ton pied foule l'éveil.
ח (HET)
Laisse venir à toi ce qui n'a pas de nom : ce qui est
racine et n'a pas atteint l'air : le flux de l'obscur qui
monte en houles : le vagissement brutal de ce qui gît et
s'acharne vers le haut : où à son tour il sera dissous dans
l'ultime forme des formes : racine inverse : la flamme.
ט (TET)
Le sang devient centre et convergence la disper-
sion : tout est réabsorbé de la pierre à l'aile jusqu'au
lieu de la génération : les oiseaux volent en cercles
pour indiquer le centre de ce qui est concave : le
monde se retire en toi : car le ventre doit être pareil au
monde : engendre-moi encore : fais-moi mourir d'une
nouvelle naissance : respire-moi et expulse-moi : ani-
mal de tes eaux : poisson et colombe et serpent.
TROISIÈME LEÇON
י (YOD)
La main : alliance de la main et de la parole :
d'aleph à tav s'étend yod : le temps indivis : la durée
de toute existence tient dans la première lettre du
nom : je ne pourrais franchir ce seuil : ma voix n'est
pas nue : la main est une vibration très légère comme
un souffle d'oiseau ou comme l'éveil : ce qui est fait de
temps n'est pas fait de temps : je ne passerai ou n'en-
trerai pas dans le nom : exil : je séparerai les eaux pour
que tu parviennes jusqu'à moi, as-tu dit : la main est
un grand oiseau enflammé qui vole vers le couchant et
se consume comme une torche d'obscure lumière.
כ (KAPH)
Paume : paume ou concavité ou voûte ou vide : obs-
cure attente de la lumière : quand tombent les bras fati-
gués la nuit redescend : qui prie jaillit, vivant, de la
matrice ou de la mort : les bras lèvent, pareils à un
arbre, leurs paumes : paume ou concavité ou vase : au
milieu de la nuit : pour que puisse ainsi naître sur
l'ombre le signe : tracer les signes : signes ou lettres,
nombres, la forme : nommer ce qui est reçu : baptême
aveugle de la lumière : l'éclair.
ל (LAMED)
Tu as touché les eaux, le calme des eaux, engendré
la vibration : tu as poussé en cercles : tu es descendu
aux limons : tu as pénétré la nuit et sa viscosité : le
multiple a poussé : racine d'engendrement : tu es, tu
n'es pas immortel.
מ (MEM )
Dans le vertige de l'immobilité : les eaux : ce qui ,
obscur, s'y alimente soi-même pareil à un père femelle :
nuit de la matière : flux fœtal dans la calme dérive des
Mères : où rien n'oppose de résistance à la vie : qui
espère entrer dans le nom doit veiller nocturne aux
rives de la seule quiétude : les eaux.
נ (NOUN)
Pour que tu dures : pour que tu dures et te perpé-
tues : pour que la forme engendre la forme : pour que
se multiplient les espèces : pour que la feuille naisse et
meure, renaisse et voie l'image de la feuille : pour que
les ruines des temps réunis soient l'éternité : pour que
le visage se transforme en visage : le regard en regard :
la main en reconnaissance enfin : oh ! Jérusalem.